Comme nous vous l'avions annoncé, voici la troisième et dernière partie du travail réalisé par Voltaire République sur le programme du C.N.R.
(voir les deux premières parties : cliquez ici pour la première, là pour la seconde)
Troisième partie :
Applications et portée du programme
Applications d’après-guerre
Rarement dans l’histoire un document programmatique sera suivi avec plus de fidélité par ceux qui l’ont inspiré. Le « plan d’action immédiate » n’avait bien évidemment pas vocation être trahi par les résistants eux-mêmes, la suite de la guerre démontra bien toute l’ardeur et la discipline à son sujet. L’objectif principal, le recouvrement de la liberté du territoire, fut atteint, que ce soit face aux allemands ou que ce soit face aux américains, qui avaient – rappelons-nous – la volonté de remplacer la suzeraineté allemande par la leur, aussi douce qu’elle puisse être. L’été 1944 vit ainsi renaître un gouvernement français – celui du général de Gaulle et des résistants - devant lequel les Américains se plieront.
Pour ce qui en est de la seconde partie, la rigueur dans son application fut de même. Même si le souffle réformateur dont il était porteur est vite retombé – période intense de reconstruction oblige -, même si l’«union sacrée» de la Résistance ne dura pas, la plupart des mesures furent cependant appliquées dans les années qui suivirent la libération du territoire.
Les mesures visant à punir les collaborateurs ont été les premières à être appliquées, suivies tout aussitôt par le rétablissement des droits civils et politiques, acquis durant la IIIe République.
Dès le 26 août 1944 une ordonnance est ainsi prise au sujet de la presse. Elle a plusieurs objectifs : protéger la presse française contre les influences étrangères, éviter les concentrations et imposer plus de transparence dans la presse. Elle n'est toutefois que partiellement respectée.
Viennent ensuite les réformes économiques et sociales, ce que l’on appelle bien souvent les « conquêtes sociales de la Libération » :
De nombreuses nationalisations seront opérées. Trois vagues vont se succéder. Du 13 décembre 1944 au 16 janvier 1945, de Gaulle nationalise par ordonnance, notamment les houillères du Nord (le 14 décembre 1944), et pour collaboration avec l’ennemi Renault (le 16 janvier 1945) et Gnome-et-Rhône (le 29 mai 1945). Du 29 mai 1945 au 17 mai 1946, par une série de lois, les transports aériens (juin 1945), Banque de France et les quatre plus grandes banques françaises (2 décembre 1945) suivent. Après le départ de de Gaulle, sont nationalisés Charbonnages de France (17 mai 1946), le gaz et l'électricité (création d’EDF-GDF par la loi du 8 avril 1946) et les onze plus importantes compagnies d'assurance (25 avril 1946). D’autres nationalisations, de moindre ampleur, sont effectuées en 1948.
La planification, quant à elle, voit le jour en 1946 quand un Commissariat général au Plan, avec à la tête Jean Monnet, est créé (le 3 janvier). Le premier plan (1947-1950) est destiné à permettre la reconstruction. Il est à noter, qu’à l’inverse de la planification soviétique, la planification française n’est seulement qu’indicative et incitative.
Dans le cadre de « l’instauration d’une véritable démocratie économique et sociale » et de la « participation des travailleurs à la direction de l’économie » des comités d’entreprise sont créés, par l’ordonnance du 22 février 1945, ajustée par la loi du 16 mai 1946. La demande des travailleurs de participer à la gestion et à la marche des entreprises étant une revendication très ancienne, l’initiative ne fut pas dans un premier temps gouvernementale, mais populaire.
Dès la Libération en effet, sous l’impulsion des comités locaux de libération, des « comités d'usine » s’étaient constitués un peu partout dans les entreprises. Ces initiatives mirent le Gouvernement Provisoire de la République française (GPRF) devant le fait accompli, qui promit de publier au plus vite une ordonnance à ce sujet. Complétée par une loi un an plus tard, la mesure n’attribua pas autant de pouvoir aux salariés qu’espérée, mais assez pour que naisse une opposition patronale virulente. Le comité d’entreprise est ainsi amené à coopérer à l’amélioration des conditions collectives du travail, à assurer au contrôle la gestion de toutes les œuvres sociales de l’entreprise, et à posséder un rôle consultatif dans la vie économique de l’entreprise. Les lois du 18 juin 1966 et du 28 octobre 1982 (dite loi Auroux) étendront encore un peu plus les dispositifs de cette loi.
Est mise également en place la Sécurité sociale, institution « visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence, dans tous les cas où ils sont incapables de se le procurer par le travail » selon le programme du CNR. Ce « plan complet » est mis en œuvre, sous l’influence de Pierre Laroque et d’Ambroise Croizat – député communiste et ministre du Travail du général de Gaulle du 21 novembre 1945 au 16 décembre 1946 -, par les ordonnances du 4 et 19 octobre 1945 et par la loi du 22 mai 1946. Il entend assurer tout le pays contre une série de risques : décès, maladie, vieillesse, accidents, chômage, maternité. Il entend ainsi généraliser et uniformiser les prestations déjà existantes, notamment les retraites. Mais cette Sécurité Sociale, financée par les cotisations des employeurs et des salariés, ne se généralisera dans la pratique que progressivement, du fait du refus de certaines professions de s’affilier au régime général.
Notons aussi d’autres mesures sociales issues du programme du CNR : le 18 octobre 1944, ordonnance sur les profits illicites ; le 28 juin 1945, ordonnance sur les loyers ; le 30 juin 1945, ordonnance sur le blocage des prix ; le 15 août 1945, est créé un impôt dit de solidarité nationale ; le 11 octobre 1945, ordonnance sur la crise du logement ; le 17 octobre 1945, ordonnance sur le statut du fermage. En 1946 sont rétablis la semaine des 40 heures ainsi que les délégués du personnel. Dans un pays pourtant ruiné, fut consentie en cette même année une augmentation de plus de 18% des salaires. En 1950 fut créé un salaire minimum interprofessionnel garanti, le SMIG, là aussi en fidélité au programme.
Parallèlement, le 22 juin 1945, la fonction publique est réformée. Un nouveau statut lui est conféré. Est créée l’Ecole Nationale d’Administration. Le but est, associé aux nationalisations et à la mise en place de la Sécurité Sociale, d’établir un Etat véritablement au service de tous, par une fonction publique et des services publics performants.
Quant aux populations « indigènes et coloniales », de nouveaux cadres juridiques seront créés. Les mesures du programme du CNR ne seront réellement appliquées qu’à partir de la loi-cadre Deferre de 1956 qui donnera une réelle autonomie aux territoires colonisés, première étape d’un processus de décolonisation.
Quant à la volonté de donner un véritable droit à l’instruction, est créée, en novembre 1944, une « Commission ministérielle d'études pour la réforme de l'enseignement », présidée d'abord par Paul Langevin, puis après le décès de celui ci en 1946, par Henri Wallon. Ce « plan Langevin-Wallon » prévoyait un enseignement gratuit et obligatoire jusqu'à l'âge de 18 ans. Il préconisa une revalorisation du travail manuel, allant de pair avec l'accès de chacun à une solide culture. Ce plan Langevin-Wallon, qui ne sera finalement pas adopté, donnera tout de même lieu à des applications immédiates. Les ordonnances de janvier et mars 1945 mettront en place un enseignement secondaire unifié et gratuit. La même année seront créées des classes nouvelles de la 6ème à la 3ème, classes d'orientation à faibles effectifs. En 1946, seront institués un baccalauréat technique industriel et un brevet d'études du premier cycle du second degré (BEPC), commun à toutes les sections.
Des droits constitutionnalisés
Mais l’application la plus spectaculaire de l’esprit du programme du CNR fut sans doute l’élaboration d’une « charte » de nouveaux droits, censée compléter la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, et adossée à la Constitution de la IVe République sous le nom de « Préambule de 1946 ». Celui-ci, sous l’appellation de « principes politiques, économiques et sociaux particulièrement nécessaires à notre temps » reprit l’essentiel des nouveaux droits prônés par le programme du CNR :
« 5. Chacun a le devoir de travailler et le droit d'obtenir un emploi. »
8. Tout travailleur participe, par l'intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu'à la gestion des entreprises.
9. Tout bien, toute entreprise, dont l'exploitation a ou acquiert les caractères d'un service public national ou d'un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité.
10. La Nation assure à l'individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement.
11. Elle garantit à tous, notamment à l'enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs. Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l'incapacité de travailler a le droit d'obtenir de la collectivité des moyens convenables d'existence.
13. La Nation garantit l'égal accès de l'enfant et de l'adulte à l'instruction, à la formation professionnelle et à la culture. L'organisation de l'enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l'Etat. »
Adossé de nouveau à la Constitution de la Ve République en 1958, le préambule de la Constitution de 1946, fait partie de ce que le Conseil Constitutionnel a appelé « le bloc de constitutionnalité » impliquant que toute loi ayant des dispositions contraires aux principes du préambule de cette Constitution, est donc anticonstitutionnelle.
Actualité et remises en causes
Inscrit dans le marbre de la constitutionnalité, on aurait pu penser que cela signait la victoire des valeurs énoncées par le programme du CNR. Or, après les « trente glorieuses », nombre des conquêtes sociales dont il a été le socle allaient être remises en causes.
L’ensemble des économistes en conviennent, ces conquêtes sociales ont joué un rôle non négligeable dans cette « heureuse » période économique que furent les « trente glorieuses ». C’est ce qu’affirma le regretté Maurice Kriegel-Valrimont, ancien membre du Conseil National de la Résistance, interrogé par François Ruffin pour l’émission « Là-bas si j’y suis » (France-Inter, 2 mars 2006) :
« Alors là, la preuve a été faite, l’investissement social est un investissement économique formidable ! Et c’est vrai, je n’ai aucune hésitation à le dire, les trente glorieuses n’auraient pas été possibles si nous n’avions pas fait cette législation sociale. Historiquement, la chose est démontrée. On pouvait discuter auparavant, mais historiquement, on ne peut plus en discuter. C’est grâce à la législation sociale que les progrès ont été accomplis. »
Les « vingt piteuses » qui allaient débuter au milieu des années 70 allaient signer le déclenchement d’une contre-révolution libérale qui, peu à peu, grignotera ces acquis sociaux.
À l'occasion du soixantième anniversaire de l'adoption du programme du CNR, des anciens membres du CNR et d'autres résistants (Lucie Aubrac, Raymond Aubrac, Henri Bartoli, Daniel Cordier, Philippe Dechartre, Georges Guingouin, Stéphane Hessel, Maurice Kriegel-Valrimont, Lise London, Georges Séguy, Germaine Tillion, Jean-Pierre Vernant, Maurice Voutey), avaient lancé un appel à sa commémoration, le 10 mars 2004, avec l'association Attac.
Cet appel voulait ainsi rappeler au bon souvenir de l’esprit du programme. Il interpellait les politiques : « Comment peut-il manquer aujourd’hui de l’argent pour maintenir et prolonger ces conquêtes sociales, alors que la production de richesses a considérablement augmenté depuis la Libération, période où l’Europe était ruinée ? Les responsables politiques, économiques, intellectuels et l’ensemble de la société ne doivent pas démissionner, ni se laisser impressionner par l’actuelle dictature internationale des marchés financiers qui menace la paix et la démocratie. »
Signe des nouveaux temps, les principaux médias, dont les auteurs de l’appel n’acceptaient qu’ils « soient désormais contrôlés par des intérêts privés, contrairement au programme du Conseil national de la Résistance et aux ordonnances sur la presse de 1944 », avaient préféré censurer cet appel.
Les politiques sont bel et bien aujourd’hui en train de démissionner. Le programme du CNR serait à ranger aux oubliettes de l’Histoire. Au nom de la modernité, au nom de la nécessaire adaptation à la mondialisation, son démantèlement serait devenu nécessaire. Avec l’appui du grand patronat et du combat de sape de toute l’intelligentsia libérale, avec l’abandon de la souveraineté nationale au profit d’un super-Etat européen idéologiquement orienté, on entend aujourd’hui mener une « refondation sociale » qui n’est rien d’autre qu’un retour sur toutes ces conquêtes sociales…
A l’heure où son démantèlement est scrupuleusement mis en place, le rappel à la mémoire du programme du Conseil National de la Résistance est d’une importance cruciale. Si sa première partie rappelle le dur combat mené par la Résistance contre l’occupant, sa seconde n’a pas d’âge et reste d’une brûlante actualité. Les droits sociaux qu’elle énonce, et qui sont repris dans le Préambule de 1946, n’étaient pas les privilèges d’un temps. Ces droits donnaient, 155 ans après, toute leur consistance aux droits de l’homme et du citoyen proclamés en 1789. Ils entendaient donner toute sa force, toute sa plénitude à la République.
En 1944, la conjoncture économique et internationale n’était pas le moins du monde favorable à la mise en pratique de ces droits. Et pourtant. Et pourtant, les rédacteurs de ce programme, aux sensibilités politiques pourtant très différentes, n’eurent que faire des conjonctures et des puissances de l’argent. Après nous avoir donné une éblouissante leçon de résistance, ils nous donnèrent là une leçon de courage inouïe. Ils nous donnèrent une fantastique leçon d’humanité : rien ne saurait plus compter que la dignité due à chacun, absolue nécessité. Foudroyés par la défaite, martyrisés par l’occupation, les résistants avaient souhaité que s’instaure enfin une République digne de ce nom, où chaque être humain ait le droit à l’existence et à la dignité, et où prime l’intérêt général.
Insuffisamment appliqué, il est aujourd’hui viscéralement attaqué… au nom de la « modernité ». Plus que les mesures en elles-mêmes (nationalisations, mise en place de la sécurité sociale et de services publics, planification, participation des travailleurs à la direction de l’économie, droit à l’instruction et à la culture, etc.), c’est l’esprit républicain, patriotique et social même du programme qui est attaqué. C’est le désir de République, c’est le désir d’égalité, c’est le souci de fraternité qui est attaqué.
Se rappeler aujourd’hui au bon souvenir du programme du Conseil National de la Résistance, c’est se rappeler que la République n’est rien d’autre qu’un humanisme en action, pour laquelle la vigilance est toujours de mise, et aujourd’hui plus que jamais. C’est aussi se rappeler, comme le disait si bien Lucie Aubrac, que « le verbe résister doit toujours se conjuguer au présent »…